Polyamours : libération et/ou objectification sexuelle ?

Les relations multiples entre féminismes et polyamours (Partie 2/5)

Introduction
Partie I. Les polyamoureux-ses : des féministes ?
Partie II. Libération et/ou objectification sexuelle ?
Partie III. Les rapports de pouvoir à l’intérieur des relations amoureuses hétérosexuelles
Partie IV. Les normes relationnelles
Conclusion et perspectives

Cette série d’article a plusieurs autrices*. Elle est issue d’une réflexion collective d’un groupe relativement mixte en orientations sexuelles, en genres et en avis sur les questions abordées. Cette réflexion a été complétée par la lecture d’une série d’articles déjà disponibles sur la question (liste fournie dans la conclusion).  

* Cet article utilise le féminin neutre, parce que c’est pas plus arbitraire que le masculin neutre que l’on voit beaucoup trop par ailleurs.

Le polyamour comme libération sexuelle et amoureuse des femmes

Le féminisme libéral et la critique des traditions

Une défense féministe du polyamour peut être qualifié de “libérale”. Nous choisissons de définir le féminisme libéral comme un style d’analyse qui considère qu’une source du sexisme réside dans les traditions héritées, supposées irrationnelles. Ces traditions se manifesteraient dans des stéréotypes et éventuellement des structures institutionnelles (politiques, juridiques…), qui porteraient préjudice aux personnes identifiées comme femmes. Ceci, notamment, en les privant arbitrairement d’une partie de la liberté dont devrait jouir tout être humain.

L’argument qui nous intéresse se concentre sur un certain type de liberté : la liberté sexuelle et amoureuse.

Cette position libérale peut parfois, en France (sous la plume, par exemple, d’Elisabeth Badinter), faire référence à l’idée d’une liberté sexuelle-amoureuse supposée spécifiquement française. Cette idée peut parfois être utilisée comme élément de critique envers la “culture musulmane”, et/ou la position “anti-sexe” de certaines féministes radicales.

La critique de l’exclusivité dans son caractère asymétrique

Ce qui nous intéresse ici est la critique de l’exclusivité sexuelle et amoureuse que peut développer le féminisme libéral et l’éloge fondamental de toute forme de non-exclusivité. Il est dès maintenant utile de distinguer plusieurs pratiques du polyamour, certaines étant moins concernées par l’éloge (ou la critique) de la non exclusivité  :

  • la polyexclusivité désigne des relations exclusives à plus de deux personnes, comme les triades, et sera peu concerné par la non exclusivité
  • le polyamour inclusif désigne une préférence pour que les coamoureuses (relations de nos relations) se connaissent et se fréquentent, du moins amicalement, ce qui est souvent associé à des relations plus durables, pouvant aboutir à des structures polyfamiliales
  • le polycélibat et le polyamour solo seront plus concernés par l’éloge (ou la critique) de la non-exclusivité puisqu’ils désignent respectivement l’absence de relations durables et l’évitement des relations centrées sur le couple.

La critique libérale de l’exclusivité peut pointer le caractère asymétrique de celle-ci. Dans la plupart de ses versions historiques, la monogamie tend en effet à contraindre la seule liberté des femmes. Au contraire, la non-exclusivité masculine tend à être cautionnée ou du moins tolérée, résultant souvent en une polygynie de fait.

La non-exclusivité assumée permettrait donc aux femmes d’acquérir la liberté sexuelle et amoureuse, dont les hommes disposaient en réalité déjà à l’intérieur du cadre de la supposée exclusivité respective.

Les effets sociaux inégalitaires de la libération sexuelle hors de la relation

Nous nous intéressons dans ce paragraphe aux inégalités générées à l’extérieur des relations sexuelles ou amoureuses elles-mêmes.

Au niveau de la société globale (il n’est pas ici question uniquement des milieux polyamoureux ou de quelconques milieux progressistes ou militants) : le fait, pour un homme, de désirer et surtout de vivre plusieurs relations sexuelles et amoureuses simultanément, pourra être valorisé, ou du moins considéré comme normal.
Au contraire, une femme aura davantage à faire face à de l’incompréhension (“et la vie de famille ? et les enfants ?”), voire à du mépris et du dénigrement (notamment sous la forme du “slut shaming”).
Par ailleurs, notons qu’une personne polyamoureuse perçue comme issue de sociétés où des formes de polygamie traditionnelle (polygynie) ont pu ou peuvent se pratiquer, sera bien plus qu’une autre soupçonnée de reproduire de telles pratiques polygynes.

Dans certains milieux féministes (adhérant de près ou de loin à un postulat radical mettant l’accent sur l’objectification du corps féminin, cf. ci-dessous), une polyamoureuse en relation(s) hétérosexuelle(s) pourra également voir son autonomie questionnée. Elle pourra être supposée a priori une victime aliénée de la domination masculine. Notons que la non-exclusivité ne sera alors pas non plus une pratique valorisante pour les hommes, soupçonnés d’être des consommateurs sexuels insatiables.

La libération sexuelle comme objectification débridée du corps féminin

Le féminisme radical et la critique de l’objectification sexuelle

L’objectification du corps féminin est un concept qui intervient dans des analyses souvent désignées comme “radicales”.

Ces analyses, contrairement à celles désignées dans la suite comme “matérialistes” (cherchant à décrire les évolutions historiques et sociales des rapports de pouvoir sexistes), visent plutôt à dégager une “racine” essentielle (par-delà les variations historiques et sociales) de la domination masculine. Il s’agirait de l’érotisation de la domination, l’objectification sexuelle du corps féminin.

Certains textes tentent de rendre compte, à partir du sexisme ainsi conçu, d’autres structures de domination. L’objectification sexuelle serait à la racine du consumérisme capitaliste (objectification de toute valeur par marchandisation), de l’exploitation animale (objectification de la vie sensible), des dominations de race et de classe, etc.. Cette position peut s’accompagner du constat d’une sexualité systématiquement dégradante pour la pénétrée et valorisante pour le pénétrant.

Un tel style argumentatif, dans la mesure où il prend l’objectification comme l’essence du sexisme, va souvent de pair avec une critique fondamentale et définitive de certaines pratiques sociales. Ces pratiques sont dénoncées comme étant fondatrices et reproductrices de la domination masculine. Lorsque une femme affirme consentir à de telles pratiques, et éventuellement y trouver une forme d’épanouissement, elle sera considérée comme fortement conditionnée et aliénée par le patriarcat.

Les positions “radicales” seront par exemple souvent associées à : des thèses abolitionnistes sur la prostitution (celle-ci étant considérée comme un viol rémunéré) ; une condamnation de la pornographie ; une critique des pratiques sexuelles BDSM ; une critique des religions comme étant foncièrement patriarcales ; etc.

La critique de la non-exclusivité comme objectification débridée

De la sorte, ce style argumentatif peut déboucher sur une critique fondamentale et définitive de la non-exclusivité hétérosexuelle (même si certains des arguments pourraient peut-être s’étendre à une non-exclusivité homosexuelle). La non-exclusivité y est en effet conçue comme une aggravation de la domination à l’œuvre de manière essentielle dans les relations hétérosexuelles. La non-exclusivité ne serait rien d’autre que le libre-cours laissé à l’objectification du corps des femmes par les hommes. La non-exclusivité serait, à la limite, une forme de prostitution gratuite : elle serait destinée à assouvir les désirs sexuels des hommes pour un coût temporel, financier et affectif minimal de leur part.

Cette objectification assimile les femmes à des trophées, que la non exclusivité permet d’accumuler de manière décomplexée. L’homme non-exclusif recherchant des partenaires de plus en plus attractives afin de grimper l’échelon social du patriarcat en fonction de la valorisation qui est faite des compagnes à son bras.

Autrement dit, la non-exclusivité serait à l’objectification hétérosexuelle ce que le néolibéralisme est au capitalisme : son expression la plus débridée et complète. Objectification hétérosexuelle et capitalisme peuvent même être confondus en une seule structure socio-historique faisant des corps féminins des objets disponibles et interchangeables : le “capitalisme sexuel” ou l’“individualisme patriarco-libéral”.

Objection et réponse possibles : la “pseudo-affectivité”

Mais on peut objecter qu’un tel argument identifie abusivement deux types pourtant bien distincts de non-exclusivité hétérosexuelle : d’une part, les relations sexuelles libres ; d’autre part, le polyamour (qui inclut certes les relations sexuelles libres, mais également des relations romantiques non-sexuelles, des relations polyexclusives et des relations d’une vie).

On peut alors trouver la réponse suivante de la part des radicales : de même que l’égalitarisme fallacieux du contrat non-exclusif (“discours pseudo-avantgardiste”, “paravent prestigieux” qui cacherait potentiellement ou même nécessairement une non-exclusivité imposée), “l’amour” du “polyamour” n’est qu’une “pseudo-affectivité” mensongère, qui drape l’objectification en chaîne dans la tendresse.

Non exclusivité et durée des relations

Ces critiques radicales de la non-exclusivité dépendent (ou moins partiellement) du fait qu’elle fragilise les relations. Les arguments souvent avancés sont la mise en concurrence entre potentielles partenaires ou le partage de ressources (limitées) permettant habituellement l’entretien des relations (temps et énergie psychologique). Ceci s’accompagne d’une tendance « sexe-positif » et de féminisme « pro sexe » (parmi les personnes se sentant appartenir à la communauté poly), qui facilitent la désinhibition sexuelle (dans un cadre attentif au consentement mutuel enthousiaste ou à son absence). Cependant, le fait que les relations non-exclusives soient plus éphémères ou concurrentielles que les relations exclusives reste à démontrer.

Dans le zapping mono, les personnes sont contraintes d’abandonner une relation pour en initier une autre ayant l’attrait de la nouveauté. La concurrence entre partenaires et partenaires potentielles est rude, puisqu’elle entraîne (a priori) une rupture d’un côté ou un prolongement d’un célibat forcé de l’autre (à moins de procéder à la tromperie, chose dénuée de fondement en relation non-propriétaire).
Un simple intérêt pour une autre personne, associé à un moindre travail sur la jalousie (voire à son idéalisation), entraîne fréquemment des ruptures.
Il suffit de s’intéresser à n’importe quelle comédie romantique pour constater que l’exclusivité est en soi une cause fréquente de fragilisation et d’arrêt des relations amoureuses.

Au contraire, la non exclusivité permet de préserver des relations qui évoluent. Nulle n’est tenue de satisfaire pleinement les envies de l’autre. Une relation peut être maintenue pourvu qu’elle reste agréable aux concernées, sans “bloquer” quiconque dans une relation partiellement insatisfaisante ni nécessiter de rupture brutale de l’attachement à l’autre. Les relations n’ont (a priori) pas de raison d’être mises en concurrence, puisqu’elles peuvent coexister.

Il est probable que les relations polyamoureuses soient en moyenne plus courtes. Mais l’idée de polyamoureuses aux relations nécessairement multiples, légères et de courte durée traduit une méconnaissance du sujet (et de la diversité du polyamour), parfois associée à un slutshaming.

Positions possibles face à la thèse radicale  : essentialisme et “polyfake”

Une telle position nous paraît mettre en jeu des mécanismes argumentatifs relevant de l’essentialisme. L’essentialisme peut être conçu ici comme l’absence de prise en compte des variations historico-sociales d’une certaine pratique, c’est-à-dire comme la réduction de l’ensemble des versions de cette pratique à l’une d’entre elles (ou plus exactement, à l’analyse qui en est faite). Ici, c’est toute forme de non-exclusivité sexuelle et/ou amoureuse, que l’on réduit au cas de relations hétérosexuelles de nature sexuelle, sans engagement affectif, et impliquant de l’objectification sexuelle.

Un tel essentialisme ne peut fonctionner qu’en ayant recours à l’opposition apparence/essence. La diversité historique et sociale (difficile à nier) ne serait qu’une apparence, dissimulant l’essence qu’est l’objectification sexuelle. C’est d’une manière semblable que fonctionnent l’argument de la “pseudo-affectivité” ou le recours au concept d’aliénation. Mais que faire des cas où l’“apparence” résiste de manière éclatante à toute réduction à l’essence auparavant dégagée ? Pensons par exemple au cas de relations amoureuses excluant définitivement toute dimension sexuelle…

Ce genre de positionnement radical conserve un mérite : celui de rendre plus aisément identifiables les comportements qui relèvent effectivement de l’objectification sexuelle.

En effet, affirmer qu’aucun comportement auto-revendiqué “polyamoureux” ne tombe sous la critique radicale, correspondrait à l’essentialisme inverse. La question ne peut être tranchée a priori, mais seulement en référence à un éventail d’expériences aussi large que possible. Or de fait, certains témoignages et articles dégagent un type d’homme supposément polyamoureux, le “polyfake”, qui utilise l’étiquette “parce que cela [lui] donne une couverture philosophique, politique, éthique et sympa”, afin d’assouvir ses désirs sexuels au maximum et pour un coût minimal. Ce personnage pourrait correspondre assez bien à la version du polyamoureux donnée par le féminisme radical tel que nous l’avons présenté. La critique de l’objectivation ne doit cependant pas se restreindre à la dénonciation des polyfake : toute relation hétérosexuelle sous patriarcat peut être une occasion d’objectisation, qu’elle soit polyamoureuse ou pas.

9 commentaires sur “Polyamours : libération et/ou objectification sexuelle ?

  1. Sinon merci de parler du zapping mono et de toute la dynamique de concurrence violente et égoïste qui va avec (« voler » les partenaire des autres en brisant potentiellement leur vie au passage pour son propre bonheur, etc).

    Cette dynamique de zapping mono existe aussi dans le polyamour hiérarchique, où certes aucune personne ne sera larguée « pour quelqu’un d’autre », mais où des personnes seront négligées et mises à l’écart au profit des partenaires principaux… Bref ça concerne les relations mono mais aussi les relations non-mono qui restent sur une logique culturelle mono.

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