Libération animale, libération humaine : une lutte, un combat ? Une interview avec Dr. Kristof Dhont

Article traduit depuis Animal liberation, human liberation: one struggle, one fight? An interview with Dr. Kristof Dhont du Vegan Strategist

Les personnes qui défendent les animaux sont souvent enclines à comparer la lutte pour les droits des animaux avec d’autres questions de justice sociale. Nous aimons expliquer les parallèles entre le sexisme et le spécisme, ou comparer l’élevage avec l’esclavage. Dans quelle mesure ces problèmes sont-ils liés, et s’ils le sont, comment pouvons-nous aborder cette question de manière convaincante plutôt qu’en provoquant du rejet ?

Dr. Kristof Dhont

J’ai parlé de ce sujet avec Dr Kristof Dhont, un conférencier à l’Université de Kent, Royaume-Uni. La recherche de Kristof se concentre principalement sur le rôle de la personnalité et des facteurs situationnels dans les relations inter-groupes humains et humains-animaux. Il étudie, entre autres sujets, les fondements psychologiques et les racines idéologiques du spécisme, ainsi que les motivations à manger et exploiter les animaux. Dans un article récent publié dans le European Journal of Personality, Kristof et ses collègues ont étudié les racines idéologiques communes du spécisme et des préjugés ethniques. Dans cette interview, nous rechercherons ces racines communes, mais nous nous interrogerons également sur leurs implications pour la stratégie et la communication. Nous aborderons aussi le fait que les droits des animaux intéressent particulièrement les progressistes et personnes de gauche, et pourquoi le repas de Noël est peut-être le pire moment pour évoquer le sort des animaux.

Vegan Strategist : Kristof, qu’est-ce qui vous a poussé à faire des recherches sur les racines communes des attitudes envers les animaux et envers les groupes humains ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette ligne de recherche ?
Kristof Dhont: Mon intérêt pour l’interdépendance supposée du spécisme et des préjugés envers les groupes humains (tels que le racisme et le sexisme) a été déclenché par des slogans tels que «spécisme = racisme = sexisme» et des photos d’animaux enchaînés aux cotés de photos d’esclaves humains enchaînés. Des philosophes influents comme Peter Singer ont écrit sur les parallèles entre la manière dont les membres des groupes défavorisés sont (ou ont été) traités et la façon dont les gens traitent et pensent les animaux non humains.
Grâce à de nombreuses études psychologiques, nous savions déjà que les gens qui n’aiment pas ou expriment des préjugés discriminatoires envers un groupe externe (par exemple les homosexuels) ont tendance à exprimer du rejet envers tout un pan d’autres groupes sociaux auxquels ils n’appartiennent pas (par exemple,les noirs, latinos, pauvres, immigrants, musulmans, juifs, … typiquement des groupes dont le statut ou le pouvoir est inférieur dans un contexte donné), un phénomène appelé «discrimination généralisée» (generalized prejudice). Ainsi, par exemple, les personnes qui approuvent des opinions racistes sont plus susceptibles d’adopter des positions sexistes. Cette idée peut être élargie pour inclure les attitudes envers les animaux.

Une lutte, un combat ?

Et c’est quelque chose que vous avez été amené à vous-même tester ?
Oui, dans un premier temps, mes collègues et moi voulions étendre cette idée en cherchant à savoir si celles et ceux qui expriment des opinions plus négatives et discriminatoires à l’égard des groupes ethniques et religieux endosseraient plus fortement les attitudes en faveur de l’exploitation envers les animaux (attitudes spécistes). C’est exactement ce que nous avons trouvé, d’abord dans une étude menée au Canada et ensuite dans une série d’études menées en Belgique, au Royaume-Uni et aux États-Unis (Dhont, Hodson, Costello, & MacInnis, 2014 et Dhont, Hodson, & Leite, 2016). Les personnes qui ont exprimé le plus fortement des discriminations ethniques ont également exprimé un plus grand soutien à diverses pratiques d’exploitation animale telles que la chasse, l’élevage industriel, la consommation de viande, l’expérimentation animale, la chasse à la baleine et l’utilisation d’animaux pour le divertissement humain. Dans une nouvelle série d’études menées avec ma doctorante Alina Salmen, nous avons également trouvé des indices consistants montrant les liens entre le spécisme et le sexisme. Récemment, une équipe de chercheurs de l’Université d’Oxford a reproduit ces résultats avec une nouvelle manière de mesurer le spécisme.

Avez-vous une idée de pourquoi ces liens existeraient ?
C’est effectivement ce que nous voulions savoir, même si nous reconnaissons qu’il y a une variété de facteurs en jeu, que nous n’avons pas tous pu étudier tous ensemble. Du point de vue d’un·e psychologue, nous avons examiné spécifiquement le rôle des croyances et des motifs idéologiques généraux. Nous nous attendions à ce que les désirs de domination et d’inégalité entre les groupes sociaux jouent ici un rôle important. Plus précisément, les individus diffèrent les uns des autres dans la mesure où ils préfèrent une société caractérisée par une forte hiérarchie et une inégalité entre les groupes sociaux, par opposition à une société caractérisée par des relations intergroupes plus égalitaires. Cette caractéristique ou cette orientation sociale générale est connue sous le nom de l’orientation de dominance sociale. Nos études ont montré que le désir d’une domination sociale basée sur l’appartenance à un groupe présentait de fortes corrélations avec les discriminations ethniques et le spécisme, et représente un facteur idéologique clé expliquant pourquoi les préjugés ethniques sont associés au spécisme.
En relation avec les préférences pour les relations intergroupes hiérarchiques, la croyance que les humains sont censés dominer les animaux et l’environnement naturel semble être importante, non seulement comme prédicteur des attitudes envers les animaux, mais aussi pour prédire les attitudes envers les femmes. Cela montre que la façon dont les gens se situent par rapport aux animaux (et au statut des animaux) a des implications sur la façon dont nous nous positionnons par rapport aux groupes humains.

Appelleriez-vous ce que vous faites de la recherche «intersectionnelle» ?
Cela dépend peut-être de la façon dont vous définiriez l’intersectionnalité. Ce terme semble être utilisé de différentes manières, et je ne l’ai pas encore utilisé dans mes propres travaux. Historiquement, ce concept tire ses origines des théories féministes et contre le racisme, arguant qu’il n’y a pas de sens à considérer les catégories sociales telles que le sexe, la race, l’orientation sexuelle et la classe isolément les unes des autres pour lutter contre la discrimination, les inégalités sociales et les désavantages sociaux. Les membres de groupes sociaux défavorisés appartiennent souvent à plusieurs groupes ayant des statuts inférieurs (par exemple, les femmes noires de la classe ouvrière) et subissent ainsi de multiples dimensions de discrimination simultanément. Ne pas considérer ces différents statuts entrelacés (ou ayant des «intersections») est par définition inadéquat ou du moins incomplet selon la théorie de l’intersectionnalité. Ce cadre s’est largement focalisé sur le point de vue de celles et ceux qui subissent le désavantage et, bien que ce soit important, je n’ai pas beaucoup travaillé depuis la perspective du groupe défavorisé.
Sur un plan plus large, l’intersectionnalité renvoie également à l’idée que différentes formes d’oppression systémiques (et institutionnalisées) telles que le racisme, le sexisme et l’homophobie ne sont pas seulement en relation les unes par rapport aux autres, mais intimement liées et donc interconnectées dynamiquement. C’est plutôt ce sur quoi je me suis concentré dans mes recherches, mais dans une perspective psychologique, étudiant les attitudes, les croyances et les comportements des gens, plutôt que de manière sociologique. En ce sens, je dirais que nos résultats soutiennent largement l’idée d’intersectionnalité au niveau individuel. Mais notez que, à ce jour, le terme «intersectionnalité» est encore rarement utilisé dans la recherche psychologique conventionnelle (et en dehors de domaines spécialisés tels que les études de genre ou les études ethniques et raciales).

Revenons à vos conclusions, qui suggèrent que les slogans dont vous avez parlé au début sont justes dans une certaine mesure. Dans quelle mesure pensez-vous que ces slogans ou des slogans similaires (souvent plus extrêmes) aident à changer les positions des gens par rapport aux animaux?
Du point de vue d’un·e activiste végane ou des droits des animaux, ces slogans sont totalement sensés et peuvent également stimuler des débats intéressants et des recherches empiriques. Pourtant, pour la plupart des gens, il est plutôt improbable qu’ils aient l’impact souhaité – peut-être même le contraire. Tout d’abord, les slogans comparant l’exploitation animale ou la production de viande à l’exploitation des humains, par exemple en se référant à l’esclavage, à l’holocauste, à l’oppression des femmes, n’ont de sens que si les gens acceptent la présomption sous-jacente que les intérêts et la souffrance des animaux humains et non humains ont la même valeur. Nous savons que beaucoup de gens et spécialement les mangeurs de viande sont en désaccord avec cette idée et donnent bien plus de valeur aux intérêts humains qu’à ceux d’un animal, en particulier ceux d’animaux de ferme. Pour eux, de tels slogans sont perçus comme irrationnels et, par conséquent, au mieux ignorés.

Fait réfléchir ou provoque du rejet ?

Je peux penser à au moins trois conséquences néfastes et involontaires de l’utilisation de ces comparaisons. Une première réaction possible est que les gens peuvent non seulement se sentir jugés et critiqués pour avoir mangé de la viande, mais ils peuvent aussi penser que vous les qualifiez de nazis, racistes, sexistes, etc., selon la comparaison utilisée. Plutôt que d’être sensibilisé à la souffrance animale, votre auditoire sera probablement offensé et contrarié parce qu’il est accusé d’être une chose qu’il est certain de ne pas être (dans la majorité des cas). En conséquence, les gens percevront probablement le messager (l’organisation ou le mouvement) comme plus négatif et hostile qu’auparavant, et lui accorderont moins d’intérêt.

Une deuxième réaction est que le message apparaît comme une tentative de minimiser ou de banaliser la gravité des événements historiques atroces ou de l’injustice sociale que vous utilisez dans la comparaison. Inutile de dire que ce sont des questions extrêmement sensibles et en mentionnant par exemple l’holocauste ou l’esclavage, vous détournez l’attention de la souffrance des animaux (sujet dont les gens se soucient moins) à un sujet dont ils se soucient profondément. Les gens pourrait condamner le fait que vous utilisiez la souffrance des autres pour votre « propre » cause.

Est-ce que comparer l’esclavage des humains et des animaux est persuasif, ou surtout offensant ?

Enfin, imaginez la réaction possible de quelqu’un appartenant au groupe minoritaire ou historiquement défavorisé qui est directement ou indirectement comparé aux animaux. Comment se sentent-ils lorsque les militants (la plupart du temps des gens de la classe moyenne blanche) les comparent – d’une certaine manière – aux animaux ? Plutôt que de penser que vous donnez autant de valeur aux intérêts d’un animal qu’à ceux des humains, ils peuvent en fait penser que vous dégradez spécifiquement les noirs ou les juifs au rang des animaux. Il y a donc une chance qu’ils se sentent déshumanisés ou perçus comme moins qu’humains. Nous savons par la recherche psychologique que les personnes qui se sentent déshumanisées par un certain groupe manifesteront à leur tour une forte réaction négative et une déshumanisation réciproque envers ce groupe. Encore une fois, ce n’est pas la réaction que vous espériez, mais plutôt son contraire.

Peut-on apprendre quelque chose des interventions contre le racisme pour réduire le spécisme ou même réduire la consommation de viande?
Il est trop tôt pour affirmer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il n’y a tout simplement pas assez de recherche solide pour répondre à cette question. Une considération importante cependant est que ce qui aide à réduire le spécisme ou à améliorer les attitudes envers les animaux n’affectera pas nécessairement la consommation de viande. Même si nos découvertes montrent que les personnes qui approuvent fortement les croyances spécistes ont aussi tendance à consommer plus de viande, nous savons aussi que les gens sont très efficaces pour dissocier la viande des animaux. Cela signifie que de nombreux omnivores se soucient des animaux dans une certaine mesure, mais paradoxalement, ils n’ont aucun problème à manger de la viande. Et il existe de nombreux autres obstacles motivationnels, sociaux et externes qui empêchent les gens d’arrêter ou de réduire la consommation de viande (voir à ce sujet l’interview de Jared Piazza).

Dans l’ensemble, cependant, je pense qu’il y a beaucoup à apprendre de la recherche sur la réduction des préjugés. Je vois en particulier beaucoup de promesses dans les interventions axées sur la création d’opportunités pour des interactions positives et pleines de sens entre les humains et les animaux de ferme. Des preuves empiriques approfondies ont confirmé qu’un contact favorable entre les membres de différents groupes religieux ou ethniques réduit les préjugés et améliore les relations intergroupes. Le contact intergroupe stimule l’empathie et la possibilité de se mettre à la place d’individus de l’autre groupe, ce qui conduit à une meilleure compréhension mutuelle et à des attitudes plus positives les un·e·s envers les autres. Il y a de bonnes raisons et beaucoup d’indices isolés pour s’attendre à ce que le contact personnel avec les animaux de ferme augmente l’empathie à leur égard, ce qui augmente l’opposition à l’exploitation animale. C’est déjà possible en visitant les refuges pour animaux de ferme. Bien sûr, en premier lieu, amener les gens à visiter les sanctuaires pour animaux et les laisser construire une connexion avec les animaux serait un autre défi à surmonter. Les écoles et centres de loisir ou de vacances pourraient jouer un rôle significatif à cet égard.
En outre, d’autres techniques d’intervention qui augmentent la prise de perspective, par exemple à travers les médias, la narration, la réalité virtuelle ou les simulations mentales, peuvent fonctionner de manière similaire. Notez que de telles interventions n’essaient pas activement de convaincre les gens de ce qui est bien ou mal, mais leur permettent de faire l’expérience de quelque chose et, par conséquent, de se forger leur propre opinion, évitant ainsi le problème de la résistance à la persuasion.

Une autre conclusion de vos recherches est que les gens du côté droite / conservateur du spectre politique soutiennent en moyenne plus fortement l’exploitation animale et consomment généralement plus de viande. Y a-t-il un moyen d’utiliser cette découverte dans notre plaidoyer pour les animaux ?
Évidemment, vous n’avez pas besoin d’être un·e scientifique pour savoir ou remarquer que les droits des animaux et le végétarisme / véganisme reçoivent plus de soutien des progressistes (ou libéraux) que des conservateurs. De nombreuses personnes véganes ou défenseuses des animaux se considèrent progressistes ou de gauche. En mettant l’accent sur les principes d’égalité et en plaidant en faveur du changement social, les droits des animaux semblent appartenir intrinsèquement à l’aile gauche. Mais qualifier ces sujets de progressistes ou de gauche peut aussi accentuer la fracture idéologique entre les groupes et les personnes de gauche et de droite, et conduire ainsi à une polarisation encore plus politique sur ce sujet. Ce n’est pas parce que les conservateurs sont moins enclins à soutenir les droits des animaux ou moins enclins à réduire leur consommation de viande, qu’appeler conservateurs ou traditionalistes ceux qui défendent l’exploitation animale et progressistes ceux qui s’y opposent va aider les animaux. De tels messages peuvent même encourager les traditionalistes à manger plus de viande et en être fiers si cela est considéré comme une chose de droite. Après tout, la grande majorité des progressistes mangent encore de la viande. En même temps, beaucoup de personnes des deux côtés du spectre politique sont contre la cruauté envers les animaux.

Comment pouvons-nous nous éloigner de la polarisation politique des droits des animaux et du véganisme?
En étant plus conscient des valeurs des personnes de tous les horizons politiques, et surtout en étant conscient des valeurs que les gens de droite jugent importantes. Décliner les droits des animaux dans le cadre de valeurs d’égalité (ou d’égalitarisme) et à travers des valeurs de changement social ou de justice sociale déstabilisera les personnes conservatrices, étant donné que ces valeurs sont soit peu importantes pour elles, soit en contradiction avec leurs propres valeurs. Les gens de droite ont tendance à résister au changement social et à se soucier profondément des traditions familiales et culturelles qui, dans de nombreux cas, impliquent des repas de viandes ou d’autres formes d’exploitation animale. Il est difficile de surestimer l’importance de telles traditions pour l’identité et le cadre moral des gens. Ces traditions rassemblent les membres de la famille et de la communauté, sont une source de plaisir gustatif intense et, en fin de compte, procurent un sentiment de cohésion sociale, de stabilité et de sécurité collective. Ils sont le ciment social de la famille ou de la communauté. Critiquer carrément certains des aspects fondamentaux de ces traditions – comme le repas – apparaîtra probablement comme une attaque contre les valeurs et les traditions elles-mêmes, et suscitera du ressentiment et de la défensive. Les personnes de gauche qui défendent les animaux considèrent probablement ces traditions comme non pertinentes et sans importance pour leurs propres choix moraux, mais elles devraient reconnaître le rôle central que ces valeurs jouent dans la vie de beaucoup d’autres personnes, en particulier chez les gens de droite. En ce sens, peut-être que l’un des pires moments pour commencer à discuter du véganisme est pendant le repas de Noël ou de Pâques. Le véritable défi ici consiste à sortir l’exploitation animale de la tradition sans mettre fin aux traditions elles-mêmes et à fournir des alternatives adéquates.
Il est également important de noter que, dans l’ensemble du spectre idéologique, les gens sont sensibles aux souffrances et au malheur, et qu’ils apprécient de prendre soin de celles et ceux qui souffrent. La compassion n’est donc pas une question partisane et attire les personnes des deux côtés du spectre idéologique. En somme, quand il s’agit d’arguments moraux, l’idée la plus importante derrière l’éthique animale, le principe de «ne pas nuire» résonne avec les valeurs morales des libéraux / progressistes et des conservateurs. En outre, éviter de mettre l’accent sur des principes qui ne sont appréciés que par la gauche et tenir compte de certains principes moraux appréciés par les gens de droite (comme les traditions), pourrait grandement contribuer à éviter la polarisation idéologique sur les droits des animaux.

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