“D’abord ne pas nuire”, une éthique séduisante mais inefficace

Il me semble que toutes les opportunités manquées de bien agir pèsent autant en éthique que les mauvaises actions que nous pourrions commettre. Cette idée n’est pas très populaire car elle signifie aussi que nous agissons mal l’immense majorité de notre temps. Comme un zoophage devant la culpabilité qu’il ressent envers l’animal, nous avons alors plutôt tendance à adapter notre opinion à nos actions et adopter finalement une éthique bien moins exigeante. Non seulement nous nous trompons, mais surtout, nous neutralisons ainsi notre motivation à faire le bien autour de nous.

On considère souvent une bonne action comme une action satisfaisant notre fibre morale personnelle. De mon côté, je conçois plutôt une action bonne comme une action ayant eu des conséquences positives sur les personnes impactées, et que le sentiment de bien (ou mal) agir ne détermine en rien la valeur morale d’une action. Une personne sadique ou une toréador peuvent bien prendre du plaisir à torturer et n’y voir aucun mal.

Si je vois qu’une souris est tombée dans un seau et ne peut plus en sortir, la laisser mourir aura les mêmes conséquences pour la souris que si je l’avais mise moi-même dans le seau. Peu importe à la souris qu’elle soit tombée dans le seau après y avoir glissé ou parce que je l’y ai piégée, car son sort sera le même. Même si savoir que j’ai piégé la souris me plongerait dans un plus grand désarroi, je suis convaincu que ne pas l’aider est une faute toute aussi grande vis-à-vis de la souris, puisqu’elle mène au même résultat pour elle.

Cette manière de voir les choses induit qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Si Spiderman avait décidé de passer son temps à utiliser ses super-réflexes pour gagner des concours de jeux-vidéo, son choix de vie aurait entraîné la mort de nombreuses New-Yorkaises (toutes celles qui auraient pu être sauvées par ses actions de super-héros).

Si l’on compare notre pouvoir d’action à celui des animaux d’élevage, nous sommes toutes des super-héroïnes. Chacune d’entre nous peut épargner à des milliers d’animaux l’enfermement à vie dans des conditions sordides et l’égorgement à la fin de leur croissance. Ainsi, chaque ressource que nous choisissons d’utiliser pour autre chose qu’aider au mieux les animaux nous fait porter la responsabilité de la mort d’un des milliards d’individus tués chaque année en France pour l’alimentation.

Nos ressources utilisées autrement peuvent revêtir bien des formes :

  • du temps pour nous divertir devant une série, que nous aurions pu utiliser pour militer ;
  • une quinzaine d’euros en plus pour un repas particulièrement satisfaisant, qui aurait pu financer le travail d’une association ;
  • des ressources allouées de manière non optimales comme de l’argent donné à une proche pour l’aider à se loger ;
  • des choix ayant restreint notre pouvoir d’action futur, comme le choix d’une carrière plus agréable mais nous offrant moins de possibilité d’agir pour les animaux ou encore la mise en danger de notre propre santé mentale ou physique.

Ces exigences sont évidemment trop élevées pour être constamment atteintes par quiconque, mais ça ne les empêche pas d’être des objectifs valables vers lesquels tendre. De la même manière, les parents qui élèvent leur enfant ont en principe l’objectif de ne pas le traumatiser et d’en faire un adulte sain, mais il est quasiment impossible de ne pas faire d’erreurs qui resteront ancrées à vie.

Nous sommes toutes tellement éloignées de ce que cette morale nous demande de réaliser que les différences inter-individus sont relativement faibles. Si, pour simplifier, on s’en tient à l’impact relativement direct de nos actions sur les individus considérés comestibles, une zoophage lambda provoquera la mort d’une centaine d’animaux chaque année pour sa consommation, mais peut-être d’une dizaine de milliers dans le même laps de temps parce qu’elle n’aura pas participé du mieux qu’elle pouvait au mouvement animaliste.

Finalement, à moins d’être une militante exceptionnelle comme Amandine Sanvisens, une végane et une zoophage auront quasiment entraîné le même nombre de morts par leurs mauvais choix.

Se concentrer sur la diminution de ses propres nuisances (en optant pour le véganisme) tout en négligeant l’immense nombre des occasions manquées d’aider les animaux peut être confortable. Satisfaire une morale minimale, se contentant de ne pas faire de mal à autrui, permet de se considérer comme une bonne personne (et peut-être même meilleure que les « simples » ovo-lacto-végétariennes par exemple). Une fois adopté, le véganisme peut d’ailleurs être un automatisme ne coûtant pas d’attention, d’argent ou d’autre ressource mais au contraire apaiser notre dissonance cognitive. Mais se fixer l’objectif de cette règle d’or minimale (ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse) aide finalement bien peu les animaux comparé au fait de viser (même sans jamais s’en approcher) l’objectif immensément plus ambitieux d’utiliser au mieux les ressources à notre disposition.

Deux objections

Cette manière de penser nous pousse à l’épuisement et/ou à la dépression. C’est un calcul très court-termiste.

La question de notre impact pour les animaux doit aussi être pensée sur le long terme. Les personnes financièrement aisées ou influentes peuvent très facilement avoir bien plus d’impact qu’une personne se donnant à fond dans une situation personnelle (matérielle ou psychologique) tendue. Prendre soin de soi et de sa situation personnelle est donc nécessaire.

En découvrant l’injustice du spécisme, certaines personnes s’engagent intensément et s’épuisent rapidement. Elles transitionnent alors vers un militantisme plus durable ou dans le pire des cas arrêteront de chercher à agir positivement, suite à un burn-out ou par désillusion face à l’ampleur de la tâche. Leur impact positif pour les animaux pourra sur le long terme être moindre que celui de quelqu’une s’étant ménagée en donnant pendant des décennies une heure de son temps chaque semaine ou quelques pourcents de son revenu.

Savoir évaluer nos capacités et les plaisirs nécessaires pour rester efficace et motivée longtemps est donc tout aussi utile que de distinguer les actions efficientes de celles qui gaspillent nos ressources ou sont contre-productives. Avec l’expérience, on peut trouver des manières de militer à la fois efficaces et assez plaisantes pour être durables, ou délaisser les divertissements les moins propices à nous ressourcer.

Cette façon de voir est bien trop exigeante et dégrade l’estime de soi

Alors qu’il est relativement simple de suivre des lois morales négatives (tu ne tueras point, etc.), il est impossible de faire constamment les meilleurs choix pour aider au maximum les animaux. Mais accepter l’idée que nous fassions en permanence des erreurs nous apprend vite à nous pardonner nos torts (et à les pardonner à autrui).

Même si l’on ne sera jamais la meilleure version de nous-même, l’ampleur des souffrances infligées par nos congénères aux personnes non humaines est tellement immense (et la cause animale est tellement négligée) qu’il est très facile d’avoir une vie globalement positive, évitant davantage de souffrances qu’elle n’en provoque. Il me semble bien plus valorisant de se dire qu’on a un impact bénéfique sur le monde que de se dire qu’on cause le moins de souffrances possibles. D’ailleurs, conserver une bonne estime de soi est un devoir si l’on veut avoir de la motivation pour continuer à agir.

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